Interview de Georges Schürch par la journaliste Christine Talo
mercredi 22 mai 2013 Le Matin
dans le cadre du Geneva Wagner Festival
A l’occasion du bicentenaire du compositeur, le président du Cercle romand Richard Wagner, le Genevois Georges Schürch, dresse le portrait haut en couleurs de ce génie de l’opéra qui continue de fasciner.
Les mélomanes ont ces jours-ci les yeux tournés vers Bayreuth et Leipzig en Allemagne, les hauts lieux de l’année Wagner. En effet, le monde de la musique célèbre le 22 mai les 200 ans de la naissance du compositeur.
Adulé par les uns, détesté par les autres, celui-ci ne laisse personne indifférent encore aujourd’hui. Mais tout le monde s’accorde à dire qu’il était un génie incomparable de l’art lyrique. Portrait avec une grande figure de la culture à Genève, Georges Schürch, président du Cercle romand Richard Wagner et contributeur du «Dictionnaire encyclopédique» sur le maître.
Vous présidez l’un des 150 cercles du monde entier consacré à Richard Wagner. Comment avez-vous découvert ce compositeur ? Je l’ai découvert quand j’avais 10 ou 12 ans en écoutant des extraits symphoniques, notamment le prélude de «Lohengrin». J’ai été séduit. Pour mon 15e anniversaire, j’ai demandé un abonnement à l’Orchestre symphonique de la Suisse romande. Et dans ce cadre, le premier opéra que j’ai entendu a été «Tristan und Isolde», dans la mise en scène de Wieland Wagner, petit-fils du compositeur. C’était à l’occasion de la réouverture du Grand Théâtre de Genève en 1962/1963. Inoubliable. J’ai donc découvert Wagner jeune mais de manière progressive. D’autres ont, eux, vécu un choc en le découvrant adulte, dans une œuvre aussi difficile que «Parsifal». Ils ne s’en sont toujours pas remis (rires) !
On adore ou on déteste Wagner. Pourquoi ce compositeur, qui est aussi le seul à avoir généré dans le dictionnaire (allemand) un adjectif, «wagnérien», suscite-t-il ces sentiments ? Wagner a toujours fasciné. C’est le seul compositeur à avoir mis en scène sa propre production dans un théâtre qui lui était entièrement dédié, soit le Festspielhaus de Bayreuth. Il est un peu à la musique ce que Shakespeare est à la littérature puisque ce dernier aussi s’était fait construire un théâtre, «The Globe» à Londres, pour y jouer ses pièces. Mais surtout, Wagner est un personnage extrêmement charismatique. Il avait un ego surdimensionné et un besoin de reconnaissance maladif. Il ne tenait pas en place (on lui donnerait de la ritaline pour le calmer aujourd’hui!), était perfectionniste et pouvait à cet égard se montrer franchement invivable et colérique avec ses proches. Malgré tout, ceux-ci continuaient de l’admirer, à l’image du chef d’orchestre Hans von Bülow, qui l’a défendu et joué, alors que Wagner le trompait sous son propre toit avec son épouse Cosima, la fille de Franz Liszt… Mais il était aussi pétri d’humour, savait plaisanter et faire le pitre. En outre, il ne passait pas inaperçu car il portait souvent des tenues extravagantes ou des chapeaux plus hauts que tout le monde et ne laissait pas la parole aux autres… Bref, c’était la rockstar de son époque, capricieuse, agaçante et fascinante.
Woody Allen disait: «Quand j’écoute du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne.» Car Wagner était aussi profondément antisémite et a été récupéré par le régime nazi… Effectivement, Wagner a écrit des choses ignobles sur les juifs. Mais il n’était pas le seul compositeur. Beethoven aussi était antisémite, mais lui ne l’a jamais écrit… Cela dit, il faut replacer l’antisémitisme de Wagner dans le contexte du XIXe siècle, très nationaliste, où il était de bon ton de dénigrer les juifs. Ce qui n’a pas empêché Wagner d’avoir des amis juifs. Malheureusement pour lui, ses écrits ont été récupérés par le régime nazi car Hitler était un fervent admirateur de sa musique et des légendes germaniques évoquées dans ses opéras. Fidèle du festival de Bayreuth, il était par ailleurs le parrain de l’un des petits-fils de Wagner.
Est-ce que les relations qu’entretenait Wagner avec le roi Louis II de Bavière, dont tout le monde connaît les châteaux aujourd’hui, ont aussi contribué à sa légende ? Certainement. Wagner, qui a connu toute sa vie des problèmes d’argent, passait son temps à fuir ses créanciers. En particulier les 50 premières années de sa vie. Et il a profité de l’adoration que lui portait Louis II pour se remettre à flot. Il a d’ailleurs fait sa connaissance en 1864 dans des circonstances rocambolesques. Bourré de dettes, il fuyait une nouvelle fois, poursuivi par un homme qu’il croyait être l’un de ses créanciers. Or c’était l’envoyé du roi qui voulait lui dire que Louis II voulait le rencontrer! Wagner vit alors quelques mois à Munich, sous la protection de Louis II qui règle toutes ses dettes et fait créer «Tristan und Isolde». Mais le jeune roi est contraint de faire partir Wagner car ses ministres s’inquiètent de l’emprise du musicien sur lui et de l’état des finances du royaume. Il faut dire que le compositeur est extrêmement dépensier. Quand il a de l’argent, il dépense dix fois plus que ce qu’on lui donne. Mais Louis II n’abandonnera jamais Wagner. C’est lui qui contribuera en grande partie financièrement à la construction du Festspielhaus de Bayreuth.
Mais finalement, est-ce son caractère de diva ou sa musique qui ont le plus contribué à sa légende ? Un peu des deux. Ce qui est sûr, c’est que musicalement, il a révolutionné son époque. Pourtant il n’a jamais réellement appris la musique! Ses professeurs lui avaient d’ailleurs fortement déconseillé d’aller dans cette voie tant il était mauvais musicien… Autodidacte, il a créé une œuvre, ou plutôt un œuvre, au langage musical novateur, en y fusionnant tous les arts. Les spécialistes de l’époque, même ses détracteurs, disaient de sa musique qu’elle représentait l’avenir, c’est dire! La particularité des œuvres de Wagner, c’est le chromatisme de la musique, la richesse de ses tonalités, parfois de ses dissonances. C’est aussi l’un des rares musiciens à avoir écrit lui-même les livrets de ses opéras. D’ailleurs, il composait sa musique au fur et à mesure des textes qu’il écrivait. Wagner a donc créé un véritable univers, dense et unique en son genre.
Il a vécu de longues périodes de sa vie en Suisse. Il avait même le passeport suisse… Il faut savoir que Wagner, né à Leipzig, a été un activiste révolutionnaire contre le gouvernement de la Saxe. Une insurrection éclate en 1849 à Dresde à laquelle il participe, mais elle est rapidement écrasée. Il est alors forcé de s’exiler et perd sa nationalité. Il se réfugie notamment à Zurich, sans le sou, et trouve protection auprès de riches mécènes qui lui fournissent très vite un passeport suisse, ce qui lui permet de voyager à sa guise en Europe. Il passera 10 ans à Zurich. Au cours de ses nombreux voyages, il viendra aussi plusieurs fois à Genève, notamment en 1856, où il va se faire soigner pour ses maladies de peau à Mornex, derrière le Salève. Il viendra également s’établir de 1866 à 1872 à Tribschen, près de Lucerne, après avoir dû quitter la cour de Louis II de Bavière. Il y passera les plus belles années de sa vie, dit-il.
Aujourd’hui qui dit Wagner, dit aussi Bayreuth, le graal de tous les fervents admirateurs du compositeur. Il faut dix ans pour avoir un billet. Qu’y a-t-il de si particulier là-bas ? Tout d’abord, c’est une salle créée spécialement pour y accueillir une œuvre, soit la tétralogie de Wagner. En plus d’avoir une acoustique fabuleuse, elle est révolutionnaire à l’époque par son architecture. En effet, Wagner refuse la structure traditionnelle en fer à cheval et fait construire une sorte d’amphithéâtre façon Grèce antique. En outre, il fait enterrer l’orchestre de manière à ce que le public ne soit pas distrait par les musiciens. Il fait aussi plonger la salle dans le noir, ce qui oblige les spectateurs à se concentrer sur la scène. C’est totalement inédit. La première, en août 1876, est un succès artistique, mais financièrement c’est un désastre et Wagner doit renoncer à y organiser un nouveau festival l’année suivante. Il faudra attendre 1882 pour qu’il puisse revivre une nouvelle édition, pour laquelle il crée «Parsifal», avant de mourir à Venise en 1883. Bayreuth est donc un lieu-culte. D’autant que l’orchestre est formé des meilleurs musiciens d’Europe empruntés le temps du festival et que tous les plus grands chefs et chanteurs s’y sont produits. Mais les temps changent car les artistes refusent aujourd’hui de se consacrer 3 mois à un seul festival. La qualité n’est donc plus toujours la même, même si l’engouement est intact.